Réponse à Thomas Piketty sur la « bonne conscience » des Européens et l’aide au développement

Publié le par Etienne Lozay

 
Thomas Piketty a-t-il déjà passé la nuit dans une case comme celle-ci ? demande Gaël Giraud. Près de Gaya, Niger, juin 2015.
Dans un entretien accordé au Monde Afrique le 11 septembre dernier, l’économiste Piketty fustige l’Europe : « Plutôt que de se donner bonne conscience avec une aide qui revient souvent à payer à prix d’or des consultants étrangers, l’Union européenne devrait obliger ses multinationales à publier de façon la plus claire les bénéfices réalisés et les impôts payés. » Ce sympathique « coup de gueule » appelle, me semble-t-il, cinq remarques :

 

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1. En effet, l’opacité comptable des grands groupes multinationaux est un obstacle majeur à toute discussion démocratique sur la justesse de leur contribution fiscale dans les pays où ils opèrent. Le problème est connu depuis longtemps, et avait déjà été dénoncé, par exemple par Cécile Renouard, en 2007 (1). Et, en dépit de bruyantes gesticulations politiques en 2009, les paradis fiscaux continuent de prospérer, y compris au sein de l’Europe.

Ces derniers ne représentent cependant qu’un versant du problème. L’autre est celui des « prix de transfert » , c’est-à-dire des prix tarifés lors d’un échange marchand entre deux filiales d’un même groupe. Le principe de l’OCDE - qui demande que ce prix soit aussi proche que possible du prix auquel se réaliserait l’opération sur un marché - est inopérant pour une part substantielle de ces échanges, pour lesquels un tel marché n’existe tout simplement pas - pensons aux actifs immatériels, par exemple, et tout particulièrement aux marques. Dès lors, ces prix peuvent faire l’objet de manipulations comptables légales conduisant à faire apparaître le profit d’une entreprise dans un paradis fiscal. Les échanges intra-groupes représentent aujourd’hui 60 % des échanges internationaux : c’est dire combien la globalisation marchande est favorable au siphonage des bases fiscales de tous les pays.

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2. Les mesures envisagées dans le cadre des rapports BEPS de l’OCDE en 2013 et depuis lors, au sein du G20, avancent dans la bonne direction, celle d’un reporting des entreprises pays par pays, notamment grâce au travail remarquable de Pascal Saint-Amans. Dans l’esprit de la directive ACCIS de l’Union, présentée en mars 2011, et récemment soutenue par Pierre Moscovici, le reporting pays par pays pourrait être établi (au Sud comme en Europe) d’une manière simple et non chronophage, en exigeant des entreprises qu’elles déclarent, pour chacun des pays où elles interviennent : chiffre d’affaires, masse salariale et effectifs, impôts acquittés, résultat avant impôt et montant des investissements, incluant les immobilisations incorporelles (2).

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3. Bien d’autres pratiques de certaines entreprises, complémentaires de la manipulation des prix de transfert, sont problématiques : le business restructuring (une production est vendue à une filiale installée dans un paradis fiscal, afin de réduire le bénéfice imposable du fabricant), les patent boxes (la fiscalité parfois trop avantageuse pour la propriété intellectuelle, qui conduit à un divorce entre l’activité économique effective et la domiciliation des actifs immatériels des entreprises), les produits financiers hybrides (considérés comme des titres de dette dans un pays et des titres de participation dans un autre, pour aboutir à une double exonération fiscale), etc.

4. L’aide publique au développement (APD) souffre certes d’imperfections - elle doit veiller en particulier à ne pas se substituer aux États, ne pas servir d’alibi pour remporter des marchés, et favoriser une intégration de normes sociales et environnementales dans l’économie de ses pays d’intervention - mais la réduire à un procédé d’enrichissement pour « consultants étrangers » n’est pas lui rendre justice. L’APD européenne est encadrée par des règles de passation de marchés : bien appliquées, ces règles ne souffrent pas l’existence de marchés captifs. Peut-être l’interpellation de Thomas Piketty relève-t-elle d’une indignation « morale » peu informée de la réalité de terrain ? Son auteur a-t-il seulement expérimenté une crise de paludisme au fond d’une case sans eau potable, ni électricité ? Peut-être percevrait-il, soudain, l’intérêt d’un projet de dispensaire ou d’adduction d’eau, ou encore d’un programme d’électrification ? Or, sans aide publique, et parfois sans le concours d’entreprises européennes, certains de ces programmes ne verront pas le jour à moyen terme.

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5. Par-delà l’indignation morale, le véritable enjeu, aujourd’hui, de l’aide au développement européenne en Afrique consiste, je crois, à s’orienter davantage vers un renforcement de capacité des institutions économiques locales. Pour cela, elle doit évoluer vers un dialogue sur les politiques publiques des pays concernés. En France, la récente attribution à l’Agence Française de Développement d’une compétence d’intervention sur la « gouvernance » va exactement dans ce sens. Or, dans le cas précis de la production de statistiques en Afrique, le continent souffre depuis des décennies des dysfonctionnements de ses administrations statistiques (3). Ces dernières manquent parfois cruellement de ressources financières pour travailler mais ce n’est peut-être pas la question centrale : au-delà des spécificités propres à chaque pays, l’enjeu réside sans doute dans la faiblesse d’organisation et de motivation des équipes de statisticiens, les défauts de gestion desdites équipes, et surtout le fait que la moindre question de management soit trop souvent interprétée à partir des relations intersubjectives.

Pour aller vite, disons que le moment weberien de la « domination statutaire » (satzungsmäßig), anonyme, fondée sur la légalité, fait trop souvent défaut à certaines administrations bureaucratiques d’Afrique. Dès lors, la prédominance de relations de « domination traditionnelle » ou « charismatique », pour rester dans la perspective weberienne, conduit à des productions statistiques qui, quelle que soit leur qualité, sont entourées, y compris chez ceux qui les produisent, d’une grande méfiance. Un syndrome qui touche d’ailleurs l’ensemble des services publics, et que Piketty court le risque d’alimenter au détriment des quelques statisticiens africains qui tentent de travailler avec rigueur (sans lesquels lui-même n’aurait d’ailleurs jamais « découvert » que les inégalités progressent dans le continent).

Au reste, le grand « résidu » qui compromet la plupart des statistiques produites au sujet des économies africaines tient à la place prépondérante qu’y occupe le secteur informel. Un autre problème, immense, que la plus grande transparence comptable des multinationales européennes - par ailleurs souhaitable - ne résoudra pas.

La mise en place de services publics de qualité (dans l’administration mais aussi la santé, l’éducation…) associés à des infrastructures écologiquement viables, l’appui à leur fonctionnement et à des politiques de gestion plus efficaces, la recherche de solutions innovantes face aux dérèglements écologiques, voilà quelques-unes des tâches majeures de l’APD, quelle que soit la manière dont la communauté internationale finira tôt ou tard par mettre fin au scandale des pratiques d’évitement fiscal.

Quant à l’avancement de ce dernier dossier, il permettra aux multinationales européennes de se montrer plus vertueuses en termes de responsabilité sociale d’entreprise, et n’en rendra que plus effective leur contribution à la prospérité du Sud comme du Nord

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